11

 

Ensemble, nous gagnâmes le pavillon britannique, où nous attendaient nos vêtements et autres affaires. En nous approchant de la construction en bois temporaire, nous vîmes près de la porte des officiels de l’ambassade britannique. Sans doute nous attendaient-ils, car à notre apparition, ils s’approchèrent à grands pas, la main tendue, pour nous saluer et nous féliciter.

Arthur Selwyn-Thaxted, un attaché culturel à qui nous avions déjà été présentés, se montra le plus discret mais aussi le plus insistant dans ses louanges. Il me serra aimablement la main, allant jusqu’à m’attraper par le coude.

« Bravo, Sawyer ! Bravo, vraiment, à tous les deux ! »

Joe se vit gratifié des mêmes félicitations ou presque.

« Merci, répondîmes-nous.

— C’est un grand jour que celui où le Royaume-Uni gagne une médaille de plus. Je suis sûr que vous nous avez entendus acclamer votre prouesse ! La course a été difficile, mais vous vous en êtes merveilleusement bien sortis. Vous vous êtes montrés brillants ! »

Nous dîmes ce qu’on attendait de nous.

« Il faut souligner votre exploit, reprit Selwyn-Thaxted. Nous aimerions que vous vous joigniez à nous, ce soir, pour une petite fête toute simple à l’ambassade. L’ambassadeur sera enchanté de faire votre connaissance. Il y aura aussi quelques membres du gouvernement allemand. »

Je vis du coin de l’œil Joe se raidir.

« Quel genre de fête ? demanda-t-il. Nous pensions…

— Quelque chose de discret. Comme nous n’avons pas tous les jours des médaillés olympiques à exhiber, nous voulons en profiter au maximum. Vos collègues rameurs seront là, l’équipe équestre aussi, Harold Whitlock, Ernest Harper et bien d’autres. La soirée ne peut être réussie que si vous en êtes, c’est évident. »

Joe resta muet.

« Merci, monsieur, ce sera un plaisir, déclarai-je.

— Parfait. » Selwyn-Thaxted rayonnait, l’air totalement sincère. « Disons à partir de dix-huit heures ? Vous savez sans doute où se trouve l’ambassade britannique ? Sur Unter den Linden ? »

Il nous adressa un sourire très sincère, là encore, puis se tourna vers quelqu’un d’autre, levant la main en une parodie de salut. Lorsqu’il rejoignit les gens en compagnie desquels il nous avait attendus, ils repartirent aussitôt. Je pivotai vers Joe, mais déjà, il s’éloignait d’un bon pas, la tête basse, dépassant les juges postés près de l’entrée de l’enceinte. J’eus beau le suivre aussitôt, il disparut quelques secondes plus tard dans la foule du parc.

Gagnant le pavillon, j’enfilai mes vêtements de ville puis récupérai les affaires de Joe et les miennes. Après quoi j’allai prendre le métro pour regagner l’appartement des Sattmann. À mon arrivée, les bagages de Joe étaient déjà prêts, entassés dans l’entrée. Mon frère me jeta un coup d’œil impatient avant de rentrer dans notre chambre, où je le rejoignis en refermant la porte.

« Qu’est-ce qui se passe, Joe ?

— Je crois que c’est à moi de te le demander. Est-ce que tu as la moindre idée de ce qui s’est produit durant ces jeux Olympiques ?

— Ça ne te plaît pas qu’il s’agisse d’une vitrine du nazisme, je sais.

— Alors tu n’es pas aussi borné qu’on pourrait le croire.

— On est venus pour la course, Joe. On ne peut pas s’impliquer dans des histoires de politique. On n’y connaît rien.

— Peut-être que parfois, on devrait.

— D’accord. Mais tous les pays qui accueillent les Jeux s’en servent pour se faire de la publicité au niveau mondial.

— Il ne s’agit pas d’un pays comme les autres. Plus maintenant.

— Écoute, tu le savais avant le voyage. On a tous les deux choisi de participer aux Jeux quand on a été sélectionnés.

— Tu sais qui nous a remis nos médailles ?

— Non, je ne l’ai pas reconnu. Je suppose que c’était un membre du gouvernement.

— Hess. Rudolf Hess.

— Jamais entendu parler.

— Un des nazis les plus puissants d’Allemagne.

— Mais ça ne nous regarde pas, Joe ! Hitler en personne aurait pu nous remettre nos médailles que ça n’y aurait rien changé. On n’a aucune importance pour les nazis. On est juste venus participer aux Jeux, et dès qu’ils seront terminés, on rentrera chez nous. Il fallait bien qu’on reste pour la cérémonie. Tu crois qu’on aurait dû partir avant ?

— Tu n’y as même pas pensé, hein ?

— À quoi bon ? Le président Hoover est allé à Los Angeles, il y a quatre ans. Apparemment, tu n’y as vu aucune objection, alors comment peux-tu critiquer l’apparition de Hitler à ses Jeux à lui ?

— Comment peux-tu ne pas la critiquer ?

— Tu n’as rien dit à ce moment-là.

— Toi non plus. »

Nous restions plantés l’un en face de l’autre, furieux, dans la belle chambre donnant sur le vaste parc, surchauffé par le soleil de l’après-midi finissant. La musique plaintive du violon de Birgit s’élevait toujours, un peu plus forte que précédemment : un morceau qu’elle jouait tous les soirs, la Romance n°1 de Beethoven. Un courant d’air avait entrebâillé notre porte. Comme tous nos hôtes parlaient anglais, je la repoussai puis la refermai avec soin, en silence.

La dispute se poursuivit, mais Joe campa sur ses positions, fermement décidé à partir au plus vite. Je soulevai cependant plusieurs objections : nos bateaux étaient toujours en possession des juges, notre camionnette garée près du village olympique, nos dernières affaires au pavillon. D’ailleurs, nous ne pouvions disparaître sans faire nos adieux à Jimmy Norton, l’entraîneur. Joe écarta mes arguments d’un haussement d’épaules en disant qu’il s’en occupait à l’instant. Il allait récupérer la camionnette, rassembler nos possessions et repartir pour l’Angleterre. Avec un peu de chance, il lui suffirait de passer la nuit au volant pour traverser la frontière allemande le lendemain matin.

En ce qui me concernait, il n’avait qu’une chose à dire : j’étais le bienvenu si je voulais l’accompagner. Dans le cas contraire, il faudrait que je me débrouille pour rentrer avec une autre équipe.

Pendant ce temps, je devenais aussi buté que lui. Si le comité olympique britannique voulait nous voir rester jusqu’à la cérémonie de clôture, eh bien, il fallait rester. Sans oublier la réception à laquelle nous devions assister dans moins d’une heure, à l’ambassade.

Enfin, l’accord se fit à contrecœur sur un compromis qui ne nous satisfaisait ni l’un ni l’autre. Joe accepta de différer son départ jusqu’à la fin de la réception, où je me rendrais seul, pendant qu’il rassemblerait nos affaires puis chargerait la camionnette. Ensuite, nous quitterions Berlin ensemble. Toutefois, si j’arrivais en retard au rendez-vous, à cause de la fête ou d’autre chose, il ne m’attendrait pas.

Pendant la dispute, le violon de Birgit s’était tu.

Furieux, je préparai mes bagages, dans l’atmosphère de rancune partagée qui planait entre Joe et moi. Après avoir enfilé une chemise et une veste propres, je nouai ma seule cravate puis glissai ma médaille dans ma poche.

Je voulais voir les Sattmann avant de m’en aller pour leur faire mes adieux et leur exprimer ma reconnaissance. Je voulais surtout voir Birgit une dernière fois. Mais toutes les pièces où je les cherchai étaient désertes, l’appartement trop silencieux. Je me demandai ce qui avait filtré de la dispute. Partir sans remercier les amis de longue date de ma mère me paraissait très discourtois, ce qui accrut ma rancœur vis-à-vis de Joe, mais continuer à discuter eût été inutile.

Je redescendis dans la rue poussiéreuse, où régnait toujours une chaleur étouffante, puis je gagnai la S-Bahnhof.

 

12

 

Fin juin 1941, presque cinq ans après avoir participé aux jeux Olympiques avec Joe, j’étais en convalescence dans une maison de santé de la vallée d’Evesham. Ma mémoire s’affûtait peu à peu, ce que je considérais comme une preuve de guérison : bientôt, je pourrais rejoindre mon escadrille. Je marchais enfin sans béquilles, même s’il me fallait toujours une canne. Chaque jour, je faisais un tour dans les jardins, et chaque jour, j’allais un peu plus loin que la veille. La solitude me permettait de réfléchir, de me remémorer ma vie avant l’accident. Cet exercice mental avait d’abord représenté une quête désespérée de mon moi passé, mais au fil des jours, j’en étais venu à éprouver un réel intérêt pour les péripéties de mon existence.

Je me rappelais par exemple que le matin de mon dernier raid, je m’étais réveillé tôt. La nuit précédente, mon escadrille n’avait participé à aucune opération, ayant été mise au repos en milieu d’après-midi.

Plongé dans l’ivresse que tous les hommes éprouvaient en pareilles circonstances, j’étais allé à Lincoln avec Lofty Skinner et Sam Levy, voir en fin d’après-midi La Piste de Santa Fé, un film avec Errol Flynn et Olivia de Havilland. Nous avions ensuite dîné de poisson et de frites, nous nous étions promenés un moment dans les rues au calme vespéral de Lincoln, puis nous avions décidé de regagner nos pénates à temps pour voir décoller vers leur cible les Whitley de l’escadrille 166 – avec laquelle nous partagions la base de Tealby Moor. À dix heures et demie du soir, le silence retombé, je m’étais mis au lit. Mon sommeil avait été tellement profond que même le retour aux aurores des Whitley ne m’avait pas réveillé.

Le lendemain 10 mai, après le petit déjeuner, j’avais effectué un essai aérien du A-Able, bouclant trois tours à basse altitude de l’aérodrome. Ensuite, peu avant midi, Kris Galasckja m’avait appris qu’il devait calibrer les canons de la tourelle arrière. Je l’avais emmené en Wellington jusqu’au barrage d’artillerie de la RAF, à Wickenby. Nous avions déjeuné là-bas, mais nous étions rentrés à Tealby Moor avant deux heures de l’après-midi.

À ce moment-là, la tension croissante qui précédait toujours les attaques était quasi palpable. Tout le monde attendait les premiers préparatifs : allées et venues des voitures du personnel, chariots de bombes à explosifs brisants arrivant de l’arsenal lointain, mécaniciens essayant les moteurs, etc. À deux heures et demie, mon équipage savait qu’il volerait le soir même, mais il n’avait rien à faire jusqu’à la réunion d’information, en début de soirée.

J’étais agité. Autrefois, je serais parti courir ou ramer pour expulser cette énergie nerveuse malvenue ; seulement, sur une base de la RAF en temps de guerre, je n’avais pas ce genre d’exutoire. Mes coéquipiers se reposaient au mess, jouant aux cartes ou mettant leur correspondance à jour, évacuant différemment la tension qui les habitait, mais je savais ce qu’ils subissaient. Je partis me promener un moment autour des bâtiments disséminés de l’aérodrome pour tuer le temps.

Enfin, l’heure de la réunion préparatoire sonna. Je gagnai la salle, quasi pressé de commencer. Une fois les équipages installés, il me fut cependant difficile de me concentrer. La cible du jour était Hambourg, nous apprit le commandant de la base en déployant les cartes nécessaires du centre-ville et des environs. Nous devions attaquer les zones commerciales et les quais, après une diversion à Lunebourg, plus au sud, censée faire baisser leur garde aux servants des batteries antiaériennes de Hambourg. Je me forçai à l’attention : la vie de l’équipage tout entier dépendrait peut-être de cette réunion.

Ensuite, la même atmosphère d’excitation larvée enveloppa le repas pris sur le pouce avant le départ, puis les tests techniques et la vérification des moteurs, commandes, canons, mécanismes de largage des bombes, pneus, etc. Je connaissais parfaitement les raisons de cette nervosité. À ce stade, les hommes n’avaient qu’une envie : monter en avion, décoller et en finir avec l’attaque le plus vite possible.

Juste avant huit heures, un caporal de la WAAF[5] nous conduisit dans le bus réservé aux équipages jusqu’à notre appareil. Il faisait chaud ; nous transpirions avec nos vestes en cuir fourrées, nos grosses bottes, nos pantalons matelassés. Surtout les canonniers, encore plus emmitouflés : les tourelles venteuses n’étant pas chauffées, ils multipliaient les couches de tissu dans leur combinaison de vol à chauffage électrique (d’une parfaite inefficacité) – sous-vêtements, pulls, plus deux ou trois paires de gants et de chaussettes.

Après m’être hissé par la trappe ventrale, je gagnai le cockpit, où je me glissai sur mon siège. Tout était en bon état, le première classe m’en informa distraitement, pendant que je griffonnais mon nom sur la feuille qui retirait la responsabilité de l’avion aux équipes à terre. Pas de problème, aucune raison de s’inquiéter. Tu l’emmènes et tu le ramènes. Notre dernière opération remontait à six nuits. Le port de Brest, où nous avions cherché à couler les navires de guerre allemands Scharnhorst et Gneisenau. Il me semblait avoir un peu perdu la main, pendant que nous passions en revue les sempiternelles vérifications techniques et autres. Pourtant, les deux moteurs démarrèrent du premier coup, ce qui était bon signe.

Tandis que je roulais lentement vers le point de décollage, l’appareil me sembla nettement plus lourd que d’habitude, mais bien sûr, il avait fait le plein de bombes et de carburant. Je poussai puis ralentis les moteurs pour leur éclaircir la gorge, promenai la gouverne de droite à gauche, sentis le Wellington réagir paresseusement. Cette nuit, allait avoir lieu ce que le haut commandement des bombardiers appelait un effort maximal. Un surveillant de piste leva les pouces à mon adresse au passage du A-Able puis se détourna, la tête basse, la main plaquée sur son calot, pendant que le sillage des hélices s’écrasait contre lui. Devant moi se trouvait le M-Mother, Derek Hanton aux commandes – nous nous connaissions depuis l’époque de l’Escadrille aérienne universitaire. Derrière et autour de nous, d’autres Wellington quittaient leur position de repos puis, roulant au pas, viraient laborieusement sur la piste secondaire avant de prendre l’air. De l’autre côté de la piste principale, se déroulait un défilé semblable, accumulation d’une puissance prête à se déchaîner. Je dépassai la caravane du contrôleur. Aucune lumière n’y brillait.

Comme d’habitude, une petite foule s’était massée à l’extrémité de la piste afin de saluer notre décollage : membres de la WAAF, équipes et officiers au sol, qui tous se tournèrent pour nous regarder partir. Chaque nuit, des gens se pressaient ainsi contre la clôture, à l’endroit où elle frôlait un grand bosquet. Le M-Mother s’avança, tourna sur la piste principale, puis ses hélices devinrent floues, l’herbe se coucha en se tordant dans son sillage. Derek accéléra. L’avion s’éloigna lentement. Un autre Wellington déboucha de la piste secondaire opposée pour prendre sa place. Enfin, notre tour arriva. Je fis avancer puis pivoter l’appareil, le positionnant face à la longue étendue de béton. La manche à air pendait mollement.

La caravane du contrôleur se dessinait vaguement dans le noir. Une petite lumière rouge fixe me retenait à terre jusqu’à ce que l’espace aérien se libérât. J’attendis, longtemps ; les moteurs tournaient, l’avion frissonnait, cliquetait. Les vibrations rendaient floue ma main, posée sur la manette des gaz. Je m’efforçais de conserver mon calme. Enfin, la lumière passa au vert. Les spectateurs massés sur le côté nous acclamèrent gaiement.

Je relâchai les freins, j’ouvris les gaz, j’ajustai l’assiette. Le A-Able se mit à rouler sur la piste, lentement d’abord, très lentement, tressautant sur la moindre bosse du béton coulé à la va-vite, balançant les ailes, puis il accéléra peu à peu – d’après les instruments, il était même plus rapide qu’on ne l’aurait cru. Lorsqu’il atteignit sa vitesse de vol, la queue déjà libérée du terrain d’aviation, je tirai sur le manche à balai. L’appareil entama sa longue ascension glissée dans le ciel nocturne.

Comme il s’élevait lourdement dans le soir paisible, tournant autour des champs familiers pour gagner un peu d’altitude avant d’entreprendre la traversée de la mer, je baissai les yeux vers les calmes prairies et les rangées d’arbres désordonnées, aux longues ombres étirées vers l’est. Les clochers des églises, les grappes des maisons villageoises, les routes aux courbes irrationnelles, la fumée brumeuse des cheminées s’étendaient en contrebas. La cathédrale de Lincoln se dressait quelques kilomètres au sud-est, sa grande aiguille noire dessinée contre le ciel bleu vespéral. Il ne manquait pas d’autres avions dans les parages : des Wellington de la base, en dessous et autour du A-Able, mais aussi, au loin, de minuscules points noirs décollant d’autres aérodromes, tournant autour du vaste point de ralliement pour prendre de la hauteur et se mêler à leurs semblables en un flot imposant, dissuasif, qui se lancerait dans la longue traversée de la mer du Nord.

Enfin, le signal radio du contrôleur au sol nous parvint : l’ultime autorisation d’entamer le raid. Je virai une dernière fois à l’est en grimpant régulièrement, m’éloignant du magnifique soleil couchant pour filer vers l’ombre croissante. Les canonniers tirèrent quelques salves d’entraînement, dont les obus traçants étincelèrent d’une lumière dure en descendant vers les flots. À cinq mille pieds, il commença à faire froid. Quelques minutes durant, l’équipage se sentit plus à l’aise qu’au sol, puis l’air glacé de la haute altitude, d’une température bien inférieure à zéro, se referma sur nous. À sept mille pieds, je donnai l’ordre de mettre les masques à oxygène.

Le soir était d’une beauté et d’une sérénité mensongères. Le ciel s’assombrissait progressivement, au-dessus d’un plateau de nuages gris que bosselaient quelques cumulus blancs, illuminés par le soleil déclinant. L’Allemagne nous attendait. Nous volâmes une heure, gagnant peu à peu de l’altitude.

« Avions ennemis en dessous, JL ! lança brusquement Ted Burrage, le canonnier avant, au téléphone de bord. À trois heures. En approche rapide !

— Quelle distance en dessous ?

— Loin.

— Tu peux les prendre dans ta ligne de mire ?

— Pas encore.

— Ne tire pas tout de suite… Ils ne nous ont peut-être pas vus ! »

Je finis par voir de mes yeux les appareils. Ils allaient croiser notre route au moins deux ou trois mille pieds en contrebas, du sud au nord. Leurs silhouettes se découpaient nettement contre la plaine de nuages gris, plus basse, éclairée par les dernières lueurs du crépuscule. L’avion de tête était un bimoteur, sans doute un Messerschmitt Me-110 – hypothèse que mes coéquipiers confirmèrent presque aussitôt. Quatre chasseurs monomoteurs le suivaient, des Me-109 beaucoup plus rapides, qui gagnaient du terrain. La tourelle de Ted pivota dans le nez du Wellington – notre canonnier avant visait –, mais il nous suffit de quelques secondes pour nous persuader qu’aucun des appareils ennemis ne s’intéressait à nous.

Les chasseurs plongeaient vers le Me-110, des balles ou des obus traçants papillotant sur la courte distance qui les en séparait. Ils touchèrent leur cible dès la première salve. Un des réservoirs du Me-110 explosa dans un jaillissement de flammes spectaculaire qui le fit rouler sur le dos. Les Me-109 s’en écartèrent aussitôt, virant sec de chaque côté. Une deuxième explosion retentit. Cette fois, l’avion désemparé perdit un morceau d’aile puis, ralenti, plongea cul par-dessus tête vers la mer. Le banc de nuages l’engloutit. La tache orange des flammes subsista une seconde, avant de disparaître également.

Les chasseurs tournaient toujours en descendant vers la plaine grise cotonneuse, mais aussi en repartant vers le sud, d’où ils étaient venus. Ils ne nous prêtaient aucune attention.

« Nom de Dieu ! » lança Ted. Avant de répéter : « Nom de Dieu !

 Qu’est-ce que c’était que ça ? »

Les voix se mêlèrent un moment au téléphone de bord. Sam Levy et Kris Galasckja n’avaient rien vu. Lofty, Colin et Ted leur décrivirent donc la scène à laquelle eux avaient assisté. Je leur criai de rester sur leurs gardes. Au-dessus de la mer du Nord, l’ennemi n’était jamais bien loin.

Comme pour souligner mon propos, d’autres appareils allemands arrivèrent soudain dans notre direction. Cette fois, ils progressaient d’est en ouest à environ un kilomètre cinq sur notre gauche.

« Attention, il y en a d’autres ! lançai-je aux canonniers. À neuf heures !

— Je les ai, JL ! brailla Ted. Ce sont les mêmes !

— Impossible. Les 109 se sont barrés aussitôt après avoir descendu le 110.

— Je crois que Ted a raison ! » intervint Lofty, qui m’avait rejoint dans le cockpit pour regarder par-dessus mon épaule.

Je plissai les yeux. Là encore, les avions se découpaient sur fond de nuages gris ; là encore, un Me-110 filait près de la surface de la nappe, talonné par quelques chasseurs monomoteurs.

« Mais qu’est-ce qu’ils foutent, nom de Dieu ?

— Ne tirez pas, ordonnai-je aux canonniers. Ils ne s’intéressent pas à nous. Inutile de les faire changer d’avis. »

Les 109 décrivirent une grande courbe, se préparant à attaquer, répartis en deux groupes de deux disposés l’un derrière l’autre. Ils rompirent la formation en virant sèchement pour encadrer le 110. Leurs munitions traçantes brillaient comme des colliers de pierres précieuses enroulés autour de leur proie. Elle plongea brusquement, inclinée sur l’aile, inversa l’inclinaison, piqua vers la mer, pendant que les 109 se réalignaient en faisant demi-tour après leur passe agressive, prêts à une autre tentative. Le 110 filait droit vers les nuages, poursuivi par les tirs traçants.

La scène disparaissait à ma vue, car la trajectoire du A-Able l’éloignait de la bataille. Lofty partit dans le fuselage regarder par un hublot latéral.

« Je ne vois rien, JL ! lança-t-il.

— Kris ? appelai-je. Tu regardes, là au fond ?

— Bien sûr. Le canonnier arrière est aux premières loges. Des Allemands qui s’en prennent à des Allemands. Bravo !

— Ils l’ont eu ?

— Nan… Ils l’ont raté. Là, ils virent. Le 110 est dans les nuages. À mon avis, il a continué sa route. »

Lofty revint se planter dans le cockpit derrière mon siège, penché vers moi.

« Tu y comprends quelque chose, chef ? Qu’est-ce qu’ils trafiquaient ?

— Aucune idée. On était là, sur un plateau, mais ils s’en sont pris à un des leurs. Ou deux des leurs.

— Tu veux le point sur notre position, JL ? intervint Sam Levy.

— Ouais. Où on est ?

— À environ trois cents kilomètres de la côte allemande, quatre cents de la danoise.

— Pourquoi la danoise ?

— Parce que le deuxième groupe arrivait de cette direction-là.

— Il aurait pu aussi arriver d’Allemagne.

— N’importe comment, il aurait été à la limite de sa portée. C’est pour ça que les 109 n’ont pas traîné dans le coin. Les pilotes devaient surveiller leur niveau de carburant.

— Bon, conclus-je. Ouvrez tous l’œil. On a du travail, nous aussi. »

L’obscurité s’épaississait enfin, tandis que le Wellington fendait lentement l’air délicieux. Une heure plus tard, sous la pleine lune, nous approchions de la côte allemande, à l’ouest de Cuxhaven. Les plaisanteries nerveuses échangées au téléphone de bord s’interrompirent pendant le survol du littoral. L’éclat des batteries antiaériennes jaillit brusquement, loin sur le côté. Les vers luisants des munitions traçantes grimpaient, grimpaient. Un projecteur solitaire s’alluma, éblouissement bleuâtre familier dont le rayon traversait par intermittences les nuages à présent dispersés. Il erra une minute avant de s’éteindre. Nous avions atteint les treize mille pieds, notre altitude maximum compte tenu de notre chargement de carburant et de bombes.

Ici, au-dessus de l’Allemagne, tout pouvait arriver. Je me mis à tourner et virer, lançant l’avion dans un long tangage régulier d’un bord à l’autre, l’inclinant, le balançant en une manœuvre hélicoïdale protectrice censée empêcher les chasseurs de le prendre facilement dans leur ligne de mire. Une stratégie qui avait toujours payé, jusqu’à maintenant. Les canonniers, crispés, venaient au rapport toutes les minutes à peu près. Pour ce qu’ils en voyaient, il ne se passait rien : pas un avion aux alentours, pas un projecteur allumé, guère de nuages, une bonne visibilité. Une lune de bombardier. Le sol obscur s’étendait en contrebas, marqué par endroits de profondes zébrures lunaires, reflets sur les canaux, les mares, les rivières. Lofty Skinner, le mécanicien de bord, s’installa dans le siège voisin du mien pour surveiller les moteurs, la pression du liquide de refroidissement, l’hydraulique. Il ne parlait guère.

Nous volions à l’estime en nous basant sur des changements de cap planifiés, calculés avant le départ et remis à jour en permanence par Sam Levy, le navigateur. Il nous guida ainsi jusqu’au nord de Celle (un tir nourri de batteries antiaériennes nous entoura brièvement), avant de nous faire virer à plus de cent degrés pour filer vers Lunebourg. Je prévins tout le monde au téléphone de bord que nous arrivions à quelques minutes de la cible. Nous nous dirigions maintenant plein nord ou presque, à la recherche du méandre distinctif de l’Elbe proche de Lunebourg. Hambourg se trouvait à moins de quatre-vingts kilomètres.

Ted Burrage, le bombardier, avait quitté la tourelle avant pour s’engager en rampant dans le ventre du Wellington, d’où il regardait le sol par le panneau en Perspex situé derrière le nez. Quand le fleuve lui apparut, il m’en avertit. Déjà, le cours d’eau sortait de mon angle mort, droit devant, sous le cockpit – serpent d’argent, miroir lunaire visible à des kilomètres. Nous filions vers Hambourg.

Les batteries antiaériennes ne tardèrent pas à se déchaîner, les projecteurs à s’allumer. Les obus traçants montaient vers nous en sinuant ; ils ne dérivaient plus, inoffensifs, à des kilomètres de notre avion ; au contraire, ils le visaient. Les rayons des projecteurs s’entrecroisaient autour de nous, à la recherche de leurs proies, balayaient le ciel alentour, nous offrant des aperçus des autres appareils de la formation, illuminant parfois l’un d’eux par en dessous, juste avant qu’il ne parvînt à leur échapper.

« Cible en vue, lança Ted, allongé dans le nez de l’avion, les mains sur le mécanisme de largage des bombes.

— OK, bombardier. Préviens-moi dès qu’on est sur la bonne trajectoire d’approche. »

Enfin, devant nous – droit devant, ni plus haut ni plus bas – une canonnade d’obus explosifs commença, blancs et jaunes éclatants, évocateurs de feux d’artifice meurtriers. Comment pourrions-nous jamais franchir ce barrage intacts ?

Le A-Able poursuivit sa route, ses panneaux s’ouvrirent, il largua ses bombes.

Demi-tour, direction : l’Angleterre.

Sans doute Ted Burrage mourut-il sur le coup, quand le nez de l’appareil fut touché. Des morceaux de shrapnel me traversèrent la jambe gauche, au-dessus et en dessous du genou. Quelque chose d’autre me frappa au crâne. Une explosion me projeta en arrière, m’arrachant de mon siège, me faisant perdre le contrôle du Wellington. Il plongea aussitôt en vrille vers la gauche, pendant qu’un air glacé se ruait dans le fuselage brisé, devant le cockpit. Le shrapnel atteignit aussi Sam Levy. Lofty Skinner, lui, avait quitté son siège du cockpit pendant le bombardement pour se poster à l’écart, au cas où nous aurions un problème avec les bombes – il leur arrivait de rester accrochées lorsque nous cherchions à nous en débarrasser. S’être éloigné de moi lui sauva probablement la vie. Colin, l’opérateur radio, et Kris, dans la tourelle arrière, furent épargnés puisqu’ils répondirent à mes appels.

Je parvins à reprendre le contrôle de l’avion puis à le maintenir en vol plus longtemps que je ne l’aurais cru : il perdait de l’altitude, mais lentement, ce qui nous permit de continuer notre route deux heures encore. Avant la chute, Colin capta le signal radio de Mablethorpe, sans toutefois établir le contact avec les contrôleurs.

Sam et moi fûmes secourus dans notre canot de sauvetage le lendemain, en fin de journée : trempés, gelés, en proie à d’atroces souffrances, sans doute condamnés s’il nous avait fallu rester en mer davantage.

On nous ramena à terre, on nous plaça dans des hôpitaux différents, et nous ne nous revîmes pas.

Ainsi donc, en juin 1941, quelques semaines après le bombardement de Hambourg, convalescent installé sur une véranda dominant un potager, j’évoquais le passé.

Le lendemain du jour où le marin m’avait parlé de la chute de la Crète, je partis en matinée me promener autour de l’hôpital. Ce n’était pas aussi fatigant qu’on pourrait le croire, car les patients n’avaient pas le droit de s’éloigner : ils étaient cantonnés aux minces bandes de gazon et au sentier les plus proches du potager, au petit verger attenant et à quelques autres allées entre les bâtiments. Je jouissais cependant de ces courts instants de solitude en m’avançant d’un pas lent à travers des buissons encore étincelants de perles d’eau après une averse matinale. Lorsque je me retournai vers la demeure aux pignons imposants, je me demandai à quoi elle avait servi avant guerre, quels événements importants elle avait abrités.

De retour à l’aile des convalescents, je grimpai maladroitement l’escalier de la véranda, me glissai parmi les autres patients puis me dirigeai vers ma chambre.

Trois personnes m’attendaient dans un des salons du rez-de-chaussée : l’infirmière en chef, accompagnée de deux hommes, un civil et un colonel de la RAF. Elle m’appela alors que je boitillais lentement dans le couloir. En voyant l’officier, je voulus me redresser et saluer, mais la canne que je tenais à la main droite accentua encore ma maladresse.

Quoique visiblement amusé par mon allure, l’inconnu répondit à mon salut : je portais la robe de chambre de l’hôpital, par-dessus un vieux pantalon.

« Je vous présente le capitaine Sawyer, dit l’infirmière en chef.

— Ravi de faire votre connaissance, capitaine, lança le colonel. L’escadrille 148, si je ne m’abuse. Des Wellington.

— Oui, colonel.

— Vous avez eu un petit accident au-dessus de Hambourg, d’après ce que j’ai entendu dire. Ma foi, on n’y peut rien. Apparemment, vous marchez de nouveau.

— Ça s’améliore de jour en jour, colonel.

— Parfait. Alors nous aimerions que vous nous accompagniez. Pas de formalités, c’est inutile.

— Je reprends le service, colonel ?

— Pas exactement. Du moins, pas tout de suite. »

Une demi-heure plus tard, habillé de pied en cap, j’étais prêt à partir : j’avais trouvé dans ma chambre un uniforme de la RAF flambant neuf, juste à ma taille. Portant les galons de colonel. Sans doute une erreur administrative, car le contraire aurait signifié que j’avais franchi trois échelons d’un seul coup, moi qui n’avais aucune raison d’espérer la moindre promotion. La tournure que prenaient les événements m’inspirait cependant une telle stupeur que je ne posai aucune question à ce sujet. Je ne doutais pas que la RAF rétablît l’ordre au plus vite. À peine l’infirmière m’eut-elle confortablement installé à l’arrière de la voiture de l’armée, que le véhicule quitta lentement l’hôpital pour s’engager sur la grand-route.

Le civil s’appelait Gilbert Strathy, m’apprit-il, sans me dire quelle position il occupait au ministère de l’Air. C’était un homme d’âge moyen, au visage de chérubin et au crâne chauve luisant, vêtu d’un costume à fines rayures repassé à la perfection. Très cordial, il s’inquiétait beaucoup de mon confort mais ne me livrait pas la moindre information sur les raisons pour lesquelles on m’arrachait à la maison de repos. L’officier, le colonel Thomas Dodman, DSO DFC, attaché au commandement des bombardiers, ne me fit pas non plus la plus petite révélation.

Au lieu de regarder les deux hommes, je contemplais par ma vitre les haies et les talus verdoyants. Les routes étaient évidemment désertes, puisqu’il était quasi impossible à la plupart des civils de se procurer de l’essence. Le beau temps dissimulait la morosité qui pesait sur le pays depuis l’automne 1939. À la mi-journée, la conductrice de la WAAF s’arrêta à Stow-on-the-Wold pour nous permettre de déjeuner à l’hôtel de la grand-place, dont le propriétaire nous traita avec une politesse extraordinaire. M. Strathy régla l’addition en signant un bon. Après manger, nous poursuivîmes notre route à travers la campagne paisible, en direction de Londres.

 

13

 

Je quittai la S-Bahn sur Friedrichstrasse puis longeai la Spree, car j’avais entendu dire que l’ambassade se trouvait au croisement de Luisenstrasse et Unter den Linden. Je me sentais anxieux, tiraillé entre les exigences déraisonnables de mon frère et les attentes guère plus raisonnables de mon pays.

En m’approchant de l’entrée principale, je vis Terry Hebbert, le capitaine de l’équipe olympique, s’avancer pensivement dans la même direction. Nous nous rejoignîmes et nous saluâmes avec un certain soulagement. Il me félicita pour la médaille de bronze, me parla brièvement des espoirs qu’il plaçait dans les épreuves à venir puis me demanda où était Joe, à quoi je répondis juste que mon frère se trouvait dans l’impossibilité d’assister à la réception. Pendant ce temps, je tirais ma médaille de ma poche pour me la passer au cou, un peu gêné. À l’intérieur, des pancartes rédigées d’une écriture élégante nous guidèrent vers la salle de bal impériale, à l’entrée de laquelle on nous annonça dans les formes.

Devant nous, s’étendait une longue pièce au parquet poli et aux chandeliers de cristal étincelants, à l’extrémité de laquelle un quatuor jouait sur une estrade. Des serveurs en uniforme y évoluaient avec agilité, chargés de plateaux de verres et d’amuse-gueules qu’ils brandissaient en circulant parmi la foule. Le bruit et la chaleur étaient stupéfiants. Tout le monde semblait se connaître, discutait en anglais ou en allemand, riait de plus en plus haut et fort. Certains dignitaires allemands de haut rang arboraient leur uniforme noir ou gris foncé, malgré le monde et l’atmosphère étouffante. Deux athlètes que j’avais déjà vus à Oxford étaient plongés dans une grande conversation. Joe ayant insisté pour que je m’absente le moins longtemps possible, je résistai à l’envie d’aller les saluer. Comme Terry Hebbert et moi nous frayions lentement un passage dans la salle surpeuplée, un membre d’un petit groupe pivota pour lui toucher le bras. Le capitaine de l’équipe s’empressa de se joindre à cette connaissance, et je continuai à errer en solitaire. Ma première coupe de champagne ne tarda pas à être vide ; je la remplaçai par une autre, pleine.

L’orchestre termina son morceau. Quelqu’un s’avança sur l’estrade en demandant le silence, puis un gentleman de haute taille fit un petit discours de bienvenue, alternant l’anglais et un allemand quasi parfait. Il parla des athlètes qui se mesuraient les uns aux autres avec un tel succès, mettant l’accent sur les Britanniques, bien sûr, mais célébrant aussi les sportifs du pays qui nous accueillait tous – l’Allemagne avait déjà tellement de médailles d’avance que les nations concurrentes avaient peu de chances de la rattraper. Il chanta également les louanges du gouvernement de Hitler, lequel avait veillé à ce que les Jeux se déroulent dans un esprit d’équité. En conclusion, l’inconnu exprima l’espoir qu’ils marquent la naissance en Allemagne d’un renouveau d’affection pour le reste de l’Europe.

L’orateur n’était évidemment autre que l’ambassadeur britannique, je le compris à mi-discours. Derrière lui, sur la petite estrade, se tenait aussi Arthur Selwyn-Thaxted. Dès que son supérieur en eut terminé, l’orchestre se remit à jouer, et l’attaché culturel vint me saluer, malgré la foule.

« Je suis enchanté que vous ayez pu venir, monsieur Sawyer ! Lequel des deux J.L. êtes-vous ?

— Jack, monsieur. Jacob Lucas.

— Votre frère est-il aussi parmi nous, ce soir ?

— Je crains que non. Il a eu un empêchement de dernière minute.

— Comme c’est dommage. Enfin, vous au moins avez pu vous libérer. Il y a ici quelqu’un qui a hâte de faire votre connaissance. Auriez-vous un instant pour le saluer ?

— Bien sûr. »

Posant ma coupe à demi vidée, je suivis M. Selwyn-Thaxted, qui se faufilait poliment à travers la foule. D’un côté de la vaste salle, était disposée une barrière de tables couvertes de nappes blanches, derrière laquelle se tenait un groupe de dignitaires allemands. L’homme qui nous avait remis nos médailles, à Joe et moi, en faisait partie. Lorsqu’il me vit approcher, en compagnie de l’attaché culturel, il se porta à notre rencontre.

« [Monsieur l’adjoint du Führer Rudolf Hess, j’ai le plaisir de vous présenter M. J.L. Sawyer, un de nos médaillés olympiques], lança Arthur Selwyn-Thaxted.

— [Bonsoir, monsieur Sawyer !] dit aussitôt Hess, avant de poursuivre avec un geste badin en direction de ma médaille : [Je me souviens de vous, bien sûr. Joignez-vous donc à nous pour prendre un verre.] »

La table la plus proche était couverte de grands verres à bière, de chopes à couvercle et d’énormes carafes d’un liquide noir écumeux. Deux serveurs se tenaient prêts à faire le service. À peine Hess eut-il claqué des doigts avec autorité, que l’un d’eux remplit une chope.

« [Vous allez voir, ça va vous plaire] », reprit Hess.

Je m’emparai du lourd récipient, soulevai le couvercle et sirotai le liquide mousseux. Froid, sucré, d’une saveur puissante mais pas désagréable. Hess en personne ne buvait pas la même chose, je le remarquai : il tenait un petit gobelet de jus de fruit.

« [Merci, monsieur], dis-je. [C’est très plaisant.]

— [Vous connaissiez déjà le Bismarck ?]

— [Le Bismarck ?] répétai-je.

— [Il paraît qu’on l’apprécie beaucoup chez vous, à Oxford. Mais peut-être le connaissez-vous sous son nom anglais, le Black Velvet ?]

— [Non, je n’ai jamais rien bu de pareil. Comme je m’entraînais pour les Jeux, je m’en tenais à la bière, et encore, en petites quantités.]

— [Le Bismarck est très populaire dans le Reich. La plupart des Allemands aiment le partager avec les Britanniques, comme nous le faisons aujourd’hui. Vous avez une très bonne bière brune, vous le savez sans doute, une bière irlandaise. La Guinness, je crois ? On la mélange avec du champagne français, ce qui permet à tous les Européens d’être amis, comme le conseille votre ambassadeur !] »

M. Selwyn-Thaxted, toujours planté près de moi, souriait à ces banalités, l’air attentif.

« Je dois m’occuper des autres invités, me dit-il néanmoins tout bas, très vite, en anglais. Mais je me tiens à votre disposition, au cas où vous auriez besoin de mes conseils.

— De vos conseils ?

— On ne sait jamais. Excusez-moi. » Hochement de tête d’une extrême courtoisie à l’adresse de Rudolf Hess. « [Votre présence ici ce soir est un grand honneur, monsieur l’adjoint du Führer. Mettez-vous à votre aise. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le moi savoir ou dites-le au personnel.]

— [Merci, gentleman.] Hess se retourna aussitôt vers moi en donnant congé à l’attaché culturel d’un geste négligent. L’Allemand avait déjà ôté sa veste, dévoilant une chemise kaki, rentrée dans un pantalon gris. La croix de fer lui ornait la gorge, accrochée à un ruban. Son corps massif se rapprocha du mien.

« [Pourquoi votre frère ne vous accompagne-t-il pas ?] s’enquit-il de sa déconcertante voix de ténor.

— [Il a eu un empêchement.] » La réponse lui semblant visiblement insatisfaisante, j’ajoutai : « [Ce soir, il s’entraîne. Il nous a semblé que seul l’un d’entre nous pouvait profiter de l’invitation.]

— [C’est bien dommage. L’idée de vous revoir ensemble m’enchantait. Vous êtes tellement musclés, tellement sains. Tellement semblables ! Quelle merveilleuse illusion, et quelle nouveauté extraordinaire.]

— [Nous ne cherchons jamais à entretenir l’illusion, monsieur. Joseph et moi estimons que…]

— [D’accord, mais vous avez sans doute conscience de l’utilité de la chose, quand par exemple vous ne voulez pas vous trouver à un endroit quelconque ! Être là sous l’identité de votre jumeau, de manière à ce que les inconnus vous croient ailleurs ou vous prennent pour ce que vous n’êtes pas ?] »

J’avais du mal à suivre. Je portai la chope à mes lèvres pour siroter un peu de Bismarck, ce qui m’aiderait à dissimuler ma perplexité, mais l’odeur à la fois sucrée et maltée du breuvage me sembla dissuasive.

« [Soit les gens nous voient ensemble, et ils savent que nous sommes jumeaux], expliquai-je, malgré la futilité de la discussion, [soit ils nous voient séparément, et ça n’a pas d’importance.]

— [Belle vérité, monsieur Sawyer. Vous faites toujours tout ensemble, y compris les choses…]

— [Nous menons des existences distinctes, monsieur.]

— [Sauf en ce qui concerne l’aviron ! Vous ne pourriez pratiquer seuls !]

— [Non, en effet.]

— [Où et comment avez-vous appris l’allemand ?] » Il se rapprochait de moi. « [Vous le parlez très bien, presque à la perfection.]

— [Ma mère est d’origine saxonne. Elle a émigré en Angleterre avant la dernière guerre. Je suis né là-bas, mais j’ai passé mon enfance à lui parler indifféremment anglais et allemand.]

— [Vous êtes donc à moitié allemand ! Parfait. À mon avis, la moitié de votre médaille nous appartient !] »

Il rit à gorge déployée en répétant la remarque aux plus proches de ses compagnons, qui éclatèrent également de rire. Je cherchai des yeux M. Selwyn-Thaxted, mais il avait disparu, alors que j’aurais eu bien besoin de ses fameux conseils. Le bavardage continua.

« [Herr Speer adore l’aviron, lui aussi. Peut-être devriez-vous faire connaissance.]

— [Herr Speer ?]

— [Notre plus grand architecte. Regardez autour de vous, à Berlin. C’est lui qui a dessiné la plupart des immeubles importants et des arènes. Mais c’est aussi un véritable fanatique de la rame.]

— [Je serais ravi de faire sa connaissance, évidemment.] » Je restais le plus vague possible. « [Et Herr Hitler ? Il s’intéresse au sport ?]

— [C’est notre chef !] » Hess se tenait soudain très droit, l’air animé. Je crus même un instant qu’il allait saluer. Ses yeux enfoncés regardaient au loin, sans focaliser, semblait-il. « [Après la réception, mes amis et moi nous rendons à un dîner privé. Vous joindrez-vous à nous, avec votre superbe frère ?]

— [Il ne peut pas se libérer ce soir.]

— [Alors venez sans lui. Il y aura à boire, vous goûterez du sanglier sauvage pour la première fois de votre vie, et nous vous expliquerons des tas de choses intéressantes sur l’Allemagne.] »

J’avais de plus en plus hâte de me débarrasser du nazi.

Joe m’attendait dans une rue voisine. Plus je m’attarderais, plus il m’en voudrait.

« [Je regrette, monsieur l’adjoint du Führer, mais ce n’est pas possible. J’en suis sincèrement désolé.]

— [Nous prendrons les dispositions nécessaires. Dans le troisième Reich, tout est possible !] » Une menace subtile perçait sous le ton badin. « [Qu’avez-vous d’autre à faire à Berlin ? Nous partons dans quelques minutes, avec vous. La soirée vous plaira. Il n’y aura pas de femmes, personne pour nous empêcher de faire ce qu’il nous plaira. Vous comprenez, je le sais ! Nous allons bien nous amuser. Vous me montrerez comment vous ramez. Je serai votre petit bateau !] »

Il se remit à rire, ses yeux plissés se fermant un instant sous ses sourcils proéminents. Une vague d’égarement, d’embarras, d’incertitude, de peur aussi, m’enveloppa. Les compagnons de Hess guettaient ma réaction.

Il pencha son verre au maximum pour terminer son jus de fruit. À l’instant où il reposait le gobelet sur la table, penché de manière à presser l’épaule contre moi, M. Selwyn-Thaxted se matérialisa à mon côté avec une merveilleuse dextérité.

« Ah, Sawyer, je vois que vous n’avez plus rien à boire. » Quoique ma chope fût encore presque pleine, il me la prit des mains pour la reposer sur la table en refermant le couvercle d’une pichenette. « [L’ambassadeur a spécifiquement demandé à vous voir], continua-t-il d’une voix forte, au bénéfice des Allemands. [Rien d’officiel. Suivez-moi, je vous prie.] »

Hess se dressa près de nous, menaçant.

« [Nous avons décidé de partir, gentleman], dit-il à l’attaché culturel, avant de me fixer de ses yeux inquiétants. [Venez, je pense qu’il est temps !]

— [L’ambassadeur vous présente ses respects, monsieur l’adjoint du Führer], répondit M. Selwyn-Thaxted. [Si cela ne vous dérange pas, il aimerait également s’entretenir en particulier avec vous, d’ici quelques minutes.]

— [Impossible.]

— [Son excellence ne saurait insister.] Venez, Sawyer. »

La main fermement posée sur mon bras, il m’entraîna d’une démarche tranquille à travers la salle de bal, jusqu’à une double porte donnant dans une petite pièce qu’il referma aussitôt derrière nous. Le vacarme de la réception s’estompa.

« Je suppose que vous comptez rester à Berlin jusqu’à la cérémonie de clôture ? me demanda alors mon compagnon.

— Je crains que ce ne soit impossible. »

Je lui parlai de l’envie aussi brusque qu’inexplicable de mon jumeau de rentrer chez nous. L’attaché culturel m’écouta avec attention, les yeux fixés sur le tapis persan au tissage artistique.

« Oui, cela vaut sans doute mieux, lâcha-t-il enfin. J’ignore ce que mijote votre frère, mais en ce qui vous concerne, il serait plus sage à l’avenir d’éviter Herr Hess.

— Pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous m’avez incité à faire sa connaissance ?

— Il a demandé nommément à vous être présenté. Nous savions en outre que vous maîtrisez parfaitement l’allemand, ce qui pouvait ajouter à la conversation une dimension utile.

— C’était juste du papotage.

— Rien d’intéressant ? »

La question était posée d’un ton léger.

« À quel sujet ?

— Eh bien, par exemple, a-t-il parlé des projets du chancelier Hitler ?

— Non, pas du tout. Notre ressemblance à Joe et moi le fascine. Il m’a dit aussi que Herr Speer adorait ramer. »

Un sourire fugace étira les lèvres de M. Selwyn-Thaxted. « À priori, nous l’ignorions.

— C’est important ?

— Probablement pas… mais on ne sait jamais. » Déjà, il m’entraînait discrètement vers la porte. « Je vous remercie, monsieur Sawyer. J’espère que cela ne vous a pas dérangé de lui parler.

— Non, monsieur. »

Dans le vestibule, il demanda à un sous-secrétaire de me faire quitter l’ambassade par l’entrée principale.

Quoique le crépuscule fût tombé, la chaleur persistait. Une rangée de Daimler décapotables attendait sur Unter den Linden, prête à accueillir Hess et compagnie, mais il n’y avait aucune trace des nazis alentour. Je m’empressai de m’éloigner sur le boulevard en direction de la porte de Brandebourg, derrière laquelle je devais retrouver Joe. La camionnette se reconnaissait de loin, avec les deux bateaux attachés sur le toit. En m’approchant, je constatai que mon frère faisait les cent pas à côté avec impatience. Il m’accueillit d’un geste bourru, avant de s’installer aussitôt au volant.

Une seconde plus tard, nous parcourions à bonne vitesse les rues de plus en plus sombres de Berlin, filant vers le nord. Je restais muet. La nuit tomba pendant que nous quittions les faubourgs pour nous engager dans la campagne allemande, sur la nouvelle autobahn menant à Hambourg. Ce n’était pas la route par laquelle nous étions arrivés, mais lorsque je le signalai à Joe, il ne répondit pas.

 

La séparation
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